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Sacha Poliakova Mes empreintes enterrées sous la neige

mercredi 09 novembre 2011 à 09H30

Les artistes russes émigrés en France ont considérablement enrichi notre vision de l’image dans les livres. Après l'âge d’or des Rojankovsky, Chem, Exter, Ivanovsky et autres Parain, d’autres sont venus, comme Vitaly Statzynski, récemment disparu, ou, plus près de nous, Sacha Poliakova. Son talent singulier, où la douceur se mêle à la violence, a très vite attiré l’attention du monde du livre et elle a publié chez Gautier-Languereau, Gallimard, Le Seuil, Thierry Magnier, Flies France, Larousse...

C’est cette jeune artiste que le Centre André François a accueillie, en l'automne 2011, pour une exposition, Mes empreintes sous la neige, et une résidence de trois mois.

Par Janine Kotwica

Compte rendu de la rencontre

 

Sacha, où êtes-vous née? A Leningrad? Ou à Saint-Pétersbourg?

Le 3 mars 1977, c’était, en principe, Leningrad. Cependant, ce nom n’a pas la même présence affective et imaginaire que Saint-Pétersbourg, ville prestigieuse sur le plan historique et artistique, même si les patriotes russes sont fiers d’avoir résisté aux nazis lors du « siège de Leningrad ».

Quels souvenirs avez-vous de la période soviétique?

Il y avait un fossé entre ce qu’on disait à l’extérieur et à la maison, mais pour moi, c’était avant tout le temps de l’école et j’en garde un bon souvenir. On me parle souvent de « propagande ». En fait, c’était plutôt une solide éducation morale et la transmission de valeurs humanistes universelles. Au début, nous portions toutes un foulard rouge et une étoile de fer à l’effigie de Lénine, ce qui prête à sourire, mais l’obligation s’en est perdue. Ce qui me semble différent de ce que je vis de l’école française à travers mes enfants, c’est la très grande place accordée à la poésie et aussi, un sens du rituel. J’ai beaucoup souffert du traumatisme de la rentrée des classes de mes deux aînés. Dans mon enfance, le 1er septembre, c’était la fête du savoir. Les fillettes arboraient un joli tablier blanc, les garçons une chemise blanche. Les écoliers portaient des fleurs à leurs institutrices et chaque grand garçon emportait vers sa nouvelle classe, sur ses épaules, un petit nouveau. C’était quand même plus festif qu’en France! Mais bien sûr que les enfants n’étaient pas toujours contents d’aller à l’école : il ne faut pas rêver!

Quelles étaient alors vos lectures?

J’aimais beaucoup Ondřej Sekora et les histoires de sa fourmi Ferda, Selma Lagerlöf, Astrid Lindgren, très populaire là-bas, et aussi Les extraordinaires aventures de Karik et Valia de Yan Larri méconnues en France.

Galina Kabakova, linguiste et anthropologue, fille du célèbre artiste conceptuel russe Ilya Kabakov, fondatrice des Editions Flies, vous a confié l’illustration des Contes de l’Oncle Rémus...

J’avais déjà publié chez elle Les Contes du Désert. Sa collection pourrait s’intituler « Les Contes de notre enfance » car elle édite les premières lectures qui nous ont marquées, elle comme moi. Les Contes de l’Oncle Rémus est un livre controversé de Joel Chandler Harris publié aux Etats-Unis en 1880 et 1905 et qui, en 1946, a été adapté pour le cinéma par Walt Disney. On a beaucoup critiqué sa vision de l’esclavage et le film n’est jamais paru en DVD. J’illustre ce texte en ce moment.

La Russie est très présente dans vos publications.

C’est parfois un peu agaçant d’être cataloguée dans le rayon russe! Il y a eu Comptines et berceuses de Babouchka chez Didier en 2006 et, pour Gallimard en 2007, Tableaux d’une exposition. Les toiles de Victor Hartmann qui ont inspiré Moussorgski en 1874 étaient sombres, mais j’ai dû édulcorer cet univers qu’on jugeait trop dur pour des enfants. Dans Aujourd’hui en Russie, toujours chez Gallimard, je me suis sentie assez libre car c’est une amie, Nastassia Paoutova, qui a pris en charge la partie documentaire. Mais je ne me reconnais pas dans l’histoire qui est racontée par un homme, et français de surcroît.

Cependant le portrait de la jolie Larissa vous ressemble! Vous deviez être une adorable petite fille, mais avec un caractère bien trempé! Les caricatures ornithologiques que vous faites de vos professeurs sont redoutables!

Oui, je me vengeais un peu par le dessin…

Vous étiez déjà très douée. Vos dessins d’enfants, exposés à Margny, ont impressionné nos visiteurs! Vous avez commencé votre formation artistique à Saint-Pétersbourg?

Je suis entrée à l’Académie théâtrale de Saint-Pétersbourg où j’ai été initiée à la scénographie. Cela explique sans doute que les arts de la scène, et en particulier les marionnettes, seront bien présents dans mes livres. De là je suis partie en France et j’ai suivi, à Dunkerque, les cours de l’Ecole des Beaux-arts. On y enseignait l’art conceptuel et je n’y ai pas eu vraiment ma place. L’année suivante, à Valenciennes, je découvre les différentes sortes de gravure, de la pointe sèche à la linogravure, la xylographie ou l’aquatinte, techniques que j’aime beaucoup, et que j’ai utilisées dans des travaux personnels, et dans des livres comme Les Contes du Cheval ou Le Cirque magique. Et enfin, j’entre aux Arts Déco, à Paris. Le département « Illustration » était dirigé par Xavier Pangaud et mes professeurs étaient illustrateurs comme Jean-Marie Le Faou ou Laurent Corvaisier, ou éditeurs comme Frédéric Houssin qui m’a fait participer à l’aventure collective de Mon Premier Larousse de Poésies. Mon travail de fin d’études présenté en 2003 a été publié par L’Art à la page en 2008 sous le titre Un million de poissons rouges.

C’est un très très beau livre, Sacha, plein de poésie et de sensibilité et qui m’a donné le regret de ne pas vous avoir connue petite fille! J’ai été bouleversée par votre écriture tout en retenue, et la délicatesse de votre illustration. Et le jury aussi a été sous le charme!

Brigitte Morel, qui était à ce moment-là aux éditions du Seuil, faisait partie du jury et a pris tout de suite rendez-vous pour un album. Ce sera L’âme du cheval, que j’ai conçu durant ma première grossesse et que j’ai rendu à l’éditrice le 18 août 2004, jour de la naissance de mon fils Pierre. Je le lui ai dédié, à lui et à mon mari Aurélien.

C’est une méditation lyrique sur la fuite éperdue, la séparation, l’absence, un des deux livres dont vous avez vous-même écrit le texte, avec tact, et des litotes qui ouvrent au lecteur la porte du rêve. On aimerait que vous preniez la plume plus souvent. Je l’ai lu à des enfants qui ont été émus et intrigués.

Les enfants posent de bonnes questions! Ils ont de l’intuition et de la sensibilité. Quand je leur présente ce livre, ils évoquent le plus souvent l’absence du père, ou sa mort, ou le départ de quelqu’un qu’ils aiment. Ils lisent les images avec pertinence et remarquent des détails qui échappent à la plupart des adultes. Pendant la résidence, au cours des ateliers, j’ai souvent été étonnée de la créativité des plus petits, et de la qualité de leur attention, mais pendant un temps très court!

Les travaux des élèves qui ont été exposés au Centre André François témoignent de votre souci d’initier votre jeune public aux techniques les plus diverses. Or, justement, ce que montre l’exposition de vos œuvres à vous, c’est la variété des techniques que vous employez et l’étendue des différents registres que vous maîtrisez. L’affiche de notre exposition allie xylogravure et collage, et vous utilisez le numérique, les papiers découpés, la gouache, l’aquarelle…

J’essaie d’expérimenter toujours, et surtout d’adapter ma technique au contenu du livre. Carmen est une histoire de passion et de mort qui se déroule au soleil. Il fallait des couleurs vives et contrastées et j’ai tenté l’ordinateur. Mais l’expérience, même si elle a été intéressante, est frustrante et je ne peux pas exprimer mes sentiments avec cet outil qui m’a semblé plus froid. En attendant le printemps, qui s’adresse à des tout-petits, m’a donné envie d’oser la force graphique des papiers découpés noirs sur des fonds bleu ciel ou blancs. Quant à Dame Sei Shônagon et le samouraï, qui se passe dans la société japonaise lettrée, j’ai voulu un support et une peinture qui puissent rendre cette atmosphère raffinée, d’où cette longue bande de papier de soie de quatre mètres peinte à l’aquarelle et à l’encre. La plupart de mes autres livres sont à la gouache, dont j’aime le velouté, ou à l’aquarelle qui permet de jouer avec les nuances. Pour Galilée, publié au Seuil, j’ai alterné gouache et crayon gris pour simuler les grimoires d’autrefois.

Vous avez, avant même votre sortie d’école, participé à de prestigieuses expositions…

Oui, j’ai eu la chance d’être sélectionnée, en 2000 et 2002, à Montreuil, pour Figures Futur, de participer à quatre expositions de la Fiera de Bologne entre 2002 et 2006, d’être choisie pour Barreiro au Portugal en 2003 et Sarmede, en 2007, dans le cadre de Le Immagini della Fantasia.

Vous êtes trop modeste : la chance n’y est pour rien! C’est votre talent qui a été vite reconnu, et ce fut la même chose dans le monde de l’édition : votre premier album n’a pas attendu votre sortie des Arts Déco!

Mon premier album de jeunesse a été publié chez Gautier-Languereau en 2003 où j’ai travaillé avec Maryvonne Denizet qui a beaucoup compté dans mon parcours. J’ai illustré Quand j’étais loup, un texte de Philippe Lechermeier qui revisitait le thème du loup-garou. Je viens de retravailler cet automne avec le même auteur pour Le Cirque magique où j’ai eu plaisir à juxtaposer dans le même livre toutes sortes de techniques.

Ce thème ambigu de la métamorphose et de l’animalité présente dans l’être humain, vous le retrouvez dans La Belle et la Bête que vous mettez en images en 2004 pour Thierry Magnier. En 2005, vous exposez, à la Fiera de Bologne, les originaux de La Cité des Oiseaux. Peut-on voir la contamination de votre mari architecte dans votre aisance à représenter des architectures qui allient Le Corbusier à Numérobis ?

J’ai souvent dessiné des maisons, celles des villages traditionnels, mais aussi les constructions contemporaines. C’est Aurélien qui m’a soufflé l’idée de l’école, qui est un projet de Robert Mallet Stevens. Mais l’illustration de ce livre m’a mise mal à l’aise, et je retrouve cette gêne quand on me demande de le présenter à des enfants des « quartiers ». J’ai essayé de corriger par des images gaies le côté déprimant du texte qui dévalorise les lieux que ces enfants habitent. Ce n’est pas le sentiment que j’en ai. En revanche, j’ai été en accord avec A l’ombre du tilleul de Cécile Roumiguière qui est paru en 2005, encore chez Gautier-Languereau. La relation avec mon grand-père ou avec ma Babouchka ont beaucoup compté pour moi et comme j’aime la nature, j’ai eu plaisir à dessiner des végétaux, les arbres en particulier.

Avec leurs racines ?

Oui, cela étonne toujours les enfants!

C’est d’un très grand lyrisme et vos dentelles foliacées sont superbes… Avec votre mari, vous avez, en plus de vos quatre rejetons de chair et d’os, fait un enfant de papier désormais introuvable…

C’est vrai! Quand Toutou se carapate, paru, encore, chez Gautier-Languereau en 2006 est épuisé et n’a pas été réédité. C’est un livre animé où j’ai illustré de courts poèmes et des comptines de Mikhaïl Yasnov qui était une bonne connaissance. Jean-Luc Moreau les a traduits du russe et Aurélien a réalisé l’ingénierie du pop-up.

Et, avec ce livre, nous retrouvons vos racines russes, comme pour votre extraordinaire La petite clé d’or ou Les Aventures de Bouratino. Un album très admiré, version russe de Pinocchio…

C’est un conte d’Alexis Nikolaïevitch Tolstoï, que mes lecteurs confondent souvent avec Léon Tostoï, l’auteur de Guerre et Paix dont il est un lointain parent. Il est paru en 1936, très célèbre dans l’ensemble de l’Europe de l’Est, souvent réédité, adapté au théâtre et au cinéma, et représenté même sur des timbres-poste! Dans sa préface, Alexis Tolstoï déclare avoir lu Pinocchio dans son enfance. Mais c’est faux! Le livre de Collodi n’était pas encore édité en russe, et Tolstoï ignorait l’italien. Il a, en fait, découvert l’histoire du pantin de bois par un ami qui travaillait à la traduction du texte. Il l’a trouvée trop moralisante. Alors il l’a réécrite à sa façon. C’est une histoire qui m’était très familière. Je n’ai même pas eu besoin de faire des essais pour les portraits des personnages : je les portais en moi. En plus, j’ai eu le plaisir de créer des décors de théâtre qui m’ont rappelé mes études à l’Académie de Saint-Pétersbourg.

La même année que Pef, vous avez mis en images L’Ogre de Moscovie, extrait de Bon conseil aux amants, un poème de Victor Hugo paru dans le recueil Toute la lyre en 1861.

Votre éditeur a supprimé le préambule et les personnages sont transformés en marionnettes… Un livre exceptionnel!

J’ai voulu ajouter une pointe de féminisme à la fin et transférer l’histoire dans un théâtre de marionnettes pour la mettre à distance, car cette dévoration d’un enfant en direct était très violente.

Une touche d’humour noir si différent du lyrisme de A l’ombre du tilleul… Vous êtes cousine de Protée! Merci, chère Sacha…

Entrevue publiée dans la revue Parole de Janvier 2012.

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