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« Contes à régler » par Yvanne Chenouf

mardi 02 février 2016 à 18H00

Les contes se perpétuent en se racontant, en se transformant. Même aujourd’hui, où les fées s’appellent Française des Jeux ou Meetic, le charme opère : on confie son sort à la chance. Le garant de la parole populaire n’est plus académicien (Perrault) mais maçon (Bouygues) ou  entrepreneur (Bolloré) et les filles ne croisent plus le loup au bois mais dans une salle des coffres où elles lui intiment l’ordre de les laisser choisir leur prétendant. Le merveilleux  agit parfois comme un charme hypnotique (la Cendrillon du groupe Téléphone) ou comme un rappel de conscience : aux   lecteurs  de reconnaître les illusions posées sur leur chemin, à les combattre, les accepter, les amadouer, bref, jouer avec leurs fictions : lire.

Compte rendu de la conférence

Yvanne Chenouf - photo du Centre André François

« Il veut que je m’énerve en vrai, le loup ?
Il me croit aussi bête que le Petit Chaperon rouge ou quoi ? 
»,
Mademoiselle Sauve-qui-peut, Philippe Corentin

Il était plusieurs fois…

Avant d’être écrits, au XVIIe siècle, les contes circulaient en France essentiellement sous forme orale. En 1690, madame d’Aulnoy est la première à en insérer dans un de ses romans, suivie par Mademoiselle L’Héritier (Mme D’Aulnoy insère « L’Isle de la Félicité » dans l’Histoire d’Hipolite, comte de Duglas et Melle L’Héritier insère quatre contes dans Œuvres mêlées) puis par Charles Perrault qui, sous la signature de son fils Pierre, publie Histoires ou Contes du temps passé avec moralités en puisant dans un terreau divers : oral (contes de vieilles), écrit (Apulée, La Fontaine…), étranger (Straparola et Basile,  eux-mêmes inspirés de Boccace, etc.). Quand Antoine Galland introduit Les Mille et une nuits en Occident (1704-1717), son manuscrit, de source indo-persane, a déjà été assimilé par la culture arabe. Chaque conte est donc un composé de substrats divers agencés par des auteurs aux intentions et aux styles variés ; c’est pourquoi, devant quelque ouvrage que ce soit (ou quelque souvenir), on n’est jamais face à la version originale d’un récit mais face à une de ses versions (celle de Perrault, de Grimm, de Walt Disney etc.), une étape d’un immense brouillon aux sources multiples, à l’épilogue impossible. Quand Perrault publie Contes de ma mère l’Oye, il existe des salons littéraires où brillent des conteuses (Mme d’Aulnoy, Melle L’Héritier…), il y a des gouvernantes (Mme Leprince Beaumont …), des nounous ; face à la diversité de ce public, aucun conteur ne raconte les mêmes histoires, de la même façon, chacun a son répertoire. Parmi les ethnologues qui ont tenté de décrire ces pratiques,  J. H. Delargy observe qu’en Irlande, les femmes étaient interdites d’épopée épique (roman gaëlique) mais reconnues pour transmettre les récits de la communauté, le savoir généalogique, les prières, les chansons… (« La figure de la conteuse dans la tradition orale », Nicole Belimont, in Il était une fois… les contes de fées, Seuil/BNF, 2001, p. 506) Aux hommes la dimension nationale (avec ce que ça comporte de passion créative), aux femmes la mémoire de la famille et du terroir (avec ce que ça comporte de  fidélité et de répétition). Quand ce sont les hommes qui content, leurs récits sont plus longs, plus détaillés, plus complexes (« Les contes, il faut avoir le temps de les rêver, la possibilité de les passer dans sa tête » – « La figure de la conteuse dans la tradition orale », Nicole Belimont, in Il était une fois… les contes de fées, Seuil/BNF, 2001, p. 506), ceux des femmes sont plus brefs, moins pittoresques : les tâches extérieures (champs, bétail, jardin) et intérieures (logis, enfants) ne laissent pas le même loisir aux unes et aux autres.  On trouve, chez les hommes faisant fonction de conteurs, des sédentaires (artisans aux activités compatibles avec la transmission, bûcherons isolés pendant de longs mois dans les coupes – au Canada) et  des itinérants qui, de village en village, s’enrichissaient  des récits qu’ils entendaient et  transmettaient par plaisir ou par nécessité (mendiants, colporteurs, conducteurs de troupeaux, ouvriers agricoles…). Assignées à résidence, les femmes, qui n’avaient pas la possibilité d’enrichir leur répertoire, étaient généralement limitées aux récits légués par leur père ou par leur mari. Parmi les exceptions, figurent des  voyageuses (mendiantes, porteuses de dépêche, fileuses à la quenouille…) qui acquéraient sur les routes expertise et légitimation. Quand la modernité a touché les sociétés traditionnelles, les hommes se sont peu à peu détournés de cette activité qui, du coup, a perdu de son adhésion sociale. La féminisation de la pratique a entraîné son  « enfantinisation » et son appauvrissement : toutes les femmes   ne se sentaient pas autorisées à prendre des libertés avec le patrimoine, massivement légué par les hommes, à créer. Pourtant, comme tout autre discours, le conte est un genre qui évolue en s’imprégnant des discours antérieurs pour les refondre et leur ouvrir d’autres espaces de signification : « C’est encore l’histoire d’un ogre, mais celle-là, elle est rigolote », écrit Philippe Corentin (L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau) invitant son lecteur à saisir les nouveaux enjeux de l’histoire déjà connue (« Ah ! oui, je  la connais déjà », disent souvent les enfants quand le conteur commence son histoire). Conter ce n’est pas oraliser des textes écrits mais assurer le passage des voix de bouche à oreille, puis de bouche à bouche  en se réjouissant des variations produites par ces passages (Poétique de la voix en littérature de jeunesse, Le racontage de la maternelle à l’université, Serge Martin, L’Harmattan, 2014).

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